I. THE UGLY DUCKLING.
II. UN AMAS DE PLUMES.
Ton regard glisse paresseusement sur la surface du miroir, et croise celui de ton reflet. Silence. Ton visage s'assombrit. Dans un souffle, tu envoies la fumée de ta cigarette s'écraser sur la glace ; les volutes vaporeuses floutent l'espace d'un instant l'image qui se dessine devant toi.
Dieu, que tu hais cette vision.
Tu ne le sais pas, mais sans toute cette fumée – pas celle du tabac, non, celle qui étouffe et fait suffoquer tes sens et tes pensées – tu le verrais sûrement toi aussi, cet homme. Grand, large d'épaules, les cheveux charbonneux, le regard bleu acier. Enveloppé dans son long manteau sombre, faisant claquer ses bottes sur le pavé des rues qu'il parcourt d'une démarche souple, il n'a rien d'un adonis, ce gars, mais il est loin d'être la créature misérable dont tu imagines contempler chaque soir le reflet.
Soyons honnêtes, la personne dont le verre te renvoie l'image est on ne peut plus ordinaire. Si tu le regardais proprement, il t’apparaîtrait même plutôt charmant. Il y a néanmoins bien longtemps que tu as cessé de croire à la vérité des miroirs.
Toi, tu vois quelqu'un de différent.
Cette différence, tu la ressens comme un malaise, qui bouscule chaque particule de ton être. Il y a une indécision dans la dextérité de tes gestes d'artisan et, dans ton attitude calme et mesurée, dort cette peur de te mettre en avant. Ton sourire suave dit « Aimez-moi ». Tes yeux crient « Ne m'approchez pas ».
Imperfection. Monstruosité. Ton nez, n'est-il pas un peu trop fort ? Et ta voix, un peu trop rauque ? Est-ce à cause de ton mètre soixante-dix-sept que ces regards curieux se tournent vers toi ? Ces rires que tu entends, sont-ils dus au pli moqueur qui vient toujours barrer ton front lorsque tu fronces les sourcils ? Tu as ton idée de la « normalité », et elle ne sied pas à l'image déformée que réfléchit la glace. Tu es différent. Tu n'es pas à ta place.
Il y a bien longtemps que plus aucun miroir ne te renvoie l'image que as de toi, ni même celle que les autres perçoivent. Ce que tu vois, chaque jour, c'est le portrait que tu penses que le monde s'est fait de toi.
Et d'un geste triste, tu laisses le miroir se briser à tes pieds.
III. IL ETAIT UNE FOIS.
Ton histoire est au départ celle d'un caneton. Ou plutôt d'un cygne, tristement persuadé d'être un canard. Un vilain petit canard. Laid, noiraud, difforme. Exclu.
Tu ne t'en souviens pas, Julius. Tu n'as aucun souvenir d'avoir été cet œuf différent, qui ne voulait pas éclore. Ni ce caneton trop grand et trop gris, qui barbotait avec grâce mais dénotait si méchamment dans le tableau familial. Tu as tout oublié de la bonne société de la mare aux canards, de leurs injures, de leurs griffures, des railleries de tes sœurs, et du rejet de madame la Cane ta mère.
Tu ignores avoir été, dans une autre vie, un palmipède en fuite. Tu ne sauras jamais rien de tes douloureuses mésaventures – de la solitude de l'hiver et de la morsure de l'eau gelée, des deux jars sympathiques qui ont été abattus par des chasseurs à l'instant même où ils te proposaient de les rejoindre, du nombre d'étangs et de basse-cours que tu as parcouru dans une vaine tentative de t'y faire accepter.
Tu n'as pas gardé mémoire de tout ça, et c'est pour le mieux. Mais du coup, Julius, tu ne sais rien non plus de la fin de l'histoire. Tu ignores qu'elle s'est bien finie. Qu'alors que tu pensais abandonner, et demander aux cygnes dont tu admirais tant la majesté de te tuer, tu as vu dans le miroitement de l'eau le reflet d'un caneton qui avait grandit. Qui avait mûrit. Et dont un soyeux plumage avait remplacé le duvet gris.
Le reflet d'un cygne.
Tu sais, Julius, un jour, tu as vraiment été entouré. Tu t'es senti à ta place. Tu riais, tu étais heureux. Et on t'admirait pour ta beauté.
***
Ton conte londonien ne vaut pas la peine d'être introduit par un « il était une fois ». Introduire quoi, d'ailleurs ? Le canevas de ta vie est d'une insipide banalité. Ni morts, ni secrets, et encore moins d'héroïsme. Tu es le rejeton d'un miroitier qui, en grandissant, a pris la suite de son père. Et c'est tout. En s'en tenant aux faits dignes d'intérêts, c'est ici qu'il faudrait tracer un point final.
Ton existence est assez ordinaire – avec ses hauts, ses bas, mais surtout sa morne platitude. Elle est même si anodine que, dans une foule, personne ne te porte plus d'attention que nécessaire. Rien qui détonne. Rien qui fasse tache.
Quel dommage, vraiment, que tu ne t'en sois pas encore rendu compte.
Parce que ton histoire, Julius, est en réalité celle d'un cygne qui, les yeux rivés sur la surface de l'étang, ne cesse de voir le reflet d'un hideux caneton.
Tu as perdu tes plumes, ton bec, tes pattes palmées, et tous tes souvenirs. La mare caquetante a fait place au brouhaha des rues commerçantes de Londres, où tu as grandi, et les critiques de tes sœurs ont été remplacées par celles de tes cousines, qui vivent non loin de chez vous.
La haine que tu portes à ton apparence, elle, ne t'a jamais quitté.
*
Dis, Julius, tu te souviens ? (Non, non, tu ne veux plus y penser !) Ces moqueries que tu penses entendre sans cesse ont un jour été bien réelles. Ce sont les voix des gosses de ton quartier, et leur cruelle méchanceté. Il leur fallait bien quelqu'un à brimer. C'est tombé sur toi. Tu es un gamin, toi aussi. Tu as sept, ou peut-être huit ans. Tu es influençable, peu ambitieux, et, à cette époque déjà, tu n'as pas une très bonne opinion de toi-même – c'est quelque chose que l'on ne t'a jamais appris.
Et tu les entends, oh mon dieu tu les
entends. Leur ricanement quand tu tournes le dos. Leurs murmures sur ton passage. Ils disent que tu es étrange. Différent. Mauvais. Et que tes cousines – tes
jolies cousines – ressemblent infiniment,
infiniment plus à ta mère que toi. Mais alors, toi, se demandent-ils tout haut, tu n'es peut-être pas le fils de ta mère ? D'où tu viens, où est-ce qu'ils t'ont trouvé, espèce de monstre ?
Espèce de monstre.Vous vous battez, vous vous mordez, vous vous griffez. Il y a des cris, et un peu de sang aussi. Viennent ensuite les sévères réprimandes de tes parents. Alors, tu changes de tactique. Tu fermes les yeux. Tu te bouches les oreilles. Tu les ignores. Tu les évites.
Et un jour, tu t'aperçois que
tu les entends quand même.
Et ça gratte. Ça brûle. C'est pénible, douloureux au point d'en crier. Où que tu ailles, quoique tu fasses, tu as l'impression de les entendre rire de toi. Tu sers les dents pour ne pas pleurer, et les poings pour ne pas retourner les frapper. Ça va aller. Ça t'est égal. Parce que tout ce qu'ils disent, c'est n'importe quoi.
Ce jour là, tu ne t'aperçois pas, Julius, que tous ces mots, tu commences à leur prêter attention.
C'est une graine empoisonnée, qui s'est sournoisement introduite dans les failles créées par ton manque de confiance en toi. Elle s'est plantée, et va mettre des années à germer. Vicieusement, s'enracinant toujours un peu plus profond. Poussant, grimpant, s'enroulant comme une malédiction autour de ta voix, de tes gestes, de ton être tout entier. Lentement, si lentement que tu ne vas pas t'en rendre compte.
Un venin s'infiltre dans tes veines. Tu ne le sens pas, mais il menace de changer ta perception du monde. La haine que contiennent ces railleries, ces plaisanteries d'enfants qui sont allées beaucoup trop loin, va peu à peu se tapir dans chaque regard posé sur toi. Les taquineries de tes cousines vont devenir des moqueries cinglantes. Le regard de ton père, peu causant, va se teinter de mépris. Et le visage de ta mère va te paraître, chaque jour, un peu plus différent du tien.
Parce que ce jour-là, Julius, est celui où, en les entendant te traiter de monstre, tu t'es demandé
s'ils n'avaient pas raison.*
Ton regard reste fixé sur la glace en face de toi. Tu essayes de le détourner, mais tu n'y arrives pas, et tu penses que tu vas avoir la nausée.
Tu as à présent une quinzaine d'années. Ton apprentissage auprès de ton père, artisan miroitier, a sérieusement commencé il y a plusieurs semaines. Cette situation te déstabilise – t'effraie, même. Vous n'avez jamais été très proches – tu ne ne sais ni comment communiquer, ni comment te résoudre à lever les yeux vers les siens, qui sont toujours si froids. (Dis, Julius, à quel moment as-tu commencé à être aussi mal à l'aise au sein de ta propre famille ?)
L'atelier n'est qu'étain, mercure liquide et brisures de verre. Il est étonnamment calme. Tu ne t'y sens pourtant pas à ta place. Tu crois que tu trembles. Tu veux sortir d'ici ; tes jambes ne bougent pas. Quelques instants plus tôt, ton père a fini d'ôter les blocs de marbre qui reposaient depuis une vingtaine de jours sur une glace. Elle est presque achevée, maintenant. Et, un peu curieux, un peu imprudent, tu as laissé ton regard errer sur sa surface miroitante.
Tu l'as laissé se planter dans celui de ton reflet.
C'est sans doute la première fois depuis longtemps que tu t'observes, Julius. (Car inconsciemment, tu évites de faire face à cette apparence dont tous se moquent – ton comportement est devenu si fuyant, t'en es-tu rendu compte ?). Ta gorge se noue, et tes oreilles bourdonnent – peut-être ton père te parle-t-il, mais tu n'en es pas sûr.
Tu es monstrueux.
Tes mèches broussailleuses, charbonneuses. Le teint fané de ta peau. L'espacement entre tes yeux. La courbe de tes épaules, de ton menton. Rien ne va, rien n'est à sa place. Tout est déformé. Tu regardes avec horreur l'image qui se peint devant toi – ce n'est pas toi, ce n'est pas toi, mais si, c'est bien toi.
C'est un sentiment qui pourrissait dans ton cœur depuis un certain temps déjà, et qui te foudroie tout à coup. Une réalisation atrocement douloureuse, mais si vrai – et tu crois que ta nausée revient.
Tu penses, Julius, que tu te détestes.
*
Tu te réveilles avec un mal de tête lancinant.
Tu as maintenant vingt-trois ans, bientôt vingt-quatre. Tu t'apprêtes à prendre la suite de ton père, qui se fait vieux – dans quelques mois, un an tout au plus. Parce que oui, il a
fallu que tu te révèles doué dans ce maudit métier. Oh, tu n'es pas le grand génie de ce siècle, tu dois encore te perfectionner, mais tu t'en sors suffisamment bien pour qu'il te confie les rênes de la boutique.
Tu abhorres ton image, et tu n'es bon qu'à fabriquer des miroirs. Pathétique.
Des années, Julius. Des années à macérer dans un milieu asphyxiant, dans une famille au sein de laquelle tu te sens étranger. Des années à concevoir des glaces en fuyant la personne qui s'y reflétait. Des années, et tu n'auras jamais eu l'audace de partir. (Un certain vilain petit canard en a jadis eu le courage, lui. Mais les brimades dont il était victime étaient bien réelles : qu'en est-il de toi, Julius ?)
Est-ce pour ça que tu as atterri dans un pub, hier soir ? Car, au vu de la douleur sous ton crâne et des relents d'alcool dans ton haleine, nul doute que tu es sorti boire cette nuit, et que c'était le verre de trop. Tu te redresses péniblement – tu sembles au moins être bien rentré chez toi, c'est toujours ça de pris.
Tu fronces les sourcils, et laisses échapper un ricanement silencieux – qui résonne quand même dans ta tête, bon sang tu aurais vraiment dû rester allongé. Non, ce n'est pas parce que tu étais furieux contre toi-même que tu t'es rendu au pub. Si cela avait été le cas, tu serais allé à l'atelier. Tu aurais brisé un miroir – c'est ce que tu fais quand tu te détestes trop. Les éclats de verre auraient volé dans toute la pièce. Quand les gens entendent ça, Julius, ils pensent que tu es fou.
Si tu ne t'es pas rendu à l'atelier, mais dans un lieu empli de monde, c'est que tu étais encore à la poursuite de ce damné sentiment chimérique. L'espoir de trouver ta place. Tu es persévérant, hein, Julius ? Tu le convoites tellement, ce sentiment d'acceptation, que tu t'accroches, que tu t'agrippes avec tes ongles et toute ta volonté.
Tu t'accroches, alors même que tu n'es pas à l'aise au sein d'un groupe ; alors même qu'au milieu d'une foule, tu sais que l'on rit de roi. Tu persistes à chercher la compagnie des autres, tandis qu’écœuré par ta propre laideur, tu as peur que l'on te dévisage. Tu ne te rends pas compte, Julius, que tu cours pathétiquement après des gens tout en te refusant de les approcher. As-tu seulement conscience qu'à l'heure actuelle, tu serais dans l'incapacité de tisser une quelconque relation ?
Des années que ça dure, et qu'obnubilé par la façon dont les autres te perçoivent, tu ne sais même plus comment, toi, les regarder. Parce que tu ne vois dans leurs pupilles que le reflet de ton impure difformité, tu ne remarques pas ton propre regard brûlant, celui qui se pose occasionnellement sur une femme que tu croises – parfois sur un homme, aussi. (Mais peut-être ne veux-tu pas le remarquer ? Parce qu'au fond de toi, tu sais que tu es tout cassé, et que si tu te découvrais une tare de plus, tu risquerais de t'effondrer.)
Alors que tu chancelles vers la fenêtre, les souvenirs de la veille commencent à te revenir par bribes. Tu te revois trinquer avec un inconnu – un homme ? Oui, tu crois bien. Il y a de la confusion dans ta tête, mais aussi l'impression de t'être laissé aller à quelques confessions. D'avoir alléger ton cœur, et parlé des rires, de ta laideur, de ton malaise – bon sang, tu espères ne pas en avoir trop dit !
Et soudain, tu te figes. Yeux écarquillés, lèvres entrouvertes et tremblantes, poings serrés si fort que tes jointures sont blanches et que tes ongles rentrent dans ta paume. Tu viens de te souvenir d'une des paroles de l'inconnu. Clairement, distinctement, comme un coup de poing à l'estomac. Tes genoux vont te lâcher, et toi, tu vas sûrement vomir. Tu lui as bien parlé des moqueries. De ton imperfection. Et tu te souviens de ce qu'il a répondu.
« Mais tout ça, en fait, ça ne serait pas que dans ta tête ? »
IV. DERRIÈRE L'ECRAN.